Injonctions sociales

Les injonctions sociales

Temps de lecture : 8 minutes

Article #44 – Auteure : Émilie

Les injonctions sociales, on en a ras-le-bol ! Notre bénévole Émilie prend la parole, évoque son expérience personnelle et décortique ce phénomène.

Qu’est-ce qu’une injonction ?

Selon le Larousse, il s’agit d’un ordre formel d’obéir sur-le-champ sous menace de sanction. L’injonction sociale, c’est donc une sommation à se conformer à une norme sociale, qui selon Wikipédia « réfère à une façon de faire ou d’agir, une règle de conduite tacite ou écrite, qui a prévalence dans une société ou un groupe social donné. Elle est légitimée par des habitudes, des valeurs, des croyances partagées au sein d’un collectif donné, ainsi que par le contrôle social exercé ».

Autrement dit et pour être synthétique, une norme sociale1 :

  • Est l’expression d’une collectivité (consensus du groupe)
  • Fait l’objet d’un apprentissage social, d’une transmission sociale
  • Renvoie à de la valeur
  • Est désirable mais ne renvoie pas à un critère de vérité

Les injonctions sociales, ce sont donc tous ces petits riens qui font que la vie au sein de notre société occidentale (et patriarcale, nous allons y revenir) est régie par des obligations, plus ou moins insidieuses, plus ou moins contraignantes, mais que l’on s’impose souvent inconsciemment

Elles sont le fruit de notre éducation, de notre culture, de notre milieu social. Elles s’imposent comme les normes sociales auxquelles il faut se conformer. 

Les injonctions dans l’absolu ne sont pas le fruit de notre société moderne. Mais si elles ont toujours existé, elles ont évolué selon les époques. Il était très mal vu par le passé d’avoir des enfants hors mariage ou de vivre seule par exemple pour une femme, au risque de se retrouver mise au ban de la société. 

De nos jours le mariage a certes perdu de sa sacralité, mais il nous est toujours chaudement recommandé de vivre en couple (hétérosexuel, cisgenre, de préférence) et de faire des enfants. D’accueillir cette tribu dans un logement dont on est évidemment propriétaire. D’avoir un travail stable (au diable les intérimaires et les intermittent.es !) et si possible bien payé. 

Et comme nous avons le bonheur (sic !) de vivre dans une société patriarcale, les injonctions faites spécifiquement aux femmes se multiplient à l’infini, dans la sphère familiale, professionnelle, sexuelle etc.

Dans l’épisode 6 de la série En thérapie saison 2 diffusée sur Arte, le personnage d’Ines constate d’ailleurs : « Pour les gens normaux, si à quarante ans t’es célibataire sans enfant, c’est que tu es anormale. »

Mais c’est censé être quoi alors, une femme normale ?

On attend des femmes qu’elles soient de bonnes mères, présentes et impliquées. Qu’elles soient de bonnes épouses, attentives et à l’écoute des désirs de leur conjoint. Ce bon vieux mythe bien tenace de la maman et la putain.

Mais on attend aussi d’elles qu’elles assurent au boulot à n’importe quelle heure, sur n’importe quel sujet. On les veut performantes, organisées, efficaces. Bref, des WonderWomen.

Mouais…

Mais pourquoi diantre nous conformons-nous à ces normes délirantes ? Certainement pour être acceptées par le groupe. La société n’aime pas la différence, elle rejette ce qui l’inquiète, ce qui est perçu comme une déstabilisation, une menace potentielle. Refuser ces normes, que ce soit par choix ou non, revient à s’exposer au jugement des autres, au rejet, à l’isolement, parfois même à une certaine violence, aux insultes. 

Il faut rentrer dans le moule. Tout nous y pousse d’ailleurs : du système éducatif aux médias, nous sommes cernées par ces injonctions. Notre entourage, la communauté à laquelle nous appartenons ou souhaitons appartenir nous abreuve de conseils, de recommandations. La pression sociale est forte, et elle est partout. Jusque dans nos amours, notre lit, notre libido… et notre statut marital (vous avez remarqué ? Le nom du statut en lui-même relève de l’injonction à vivre en couple… Bref).

« Famille, amis et collègues ne seraient pas si tolérants qu’on le pense envers les célibataires. Ces derniers ressentent en majorité une pression à sortir du célibat (67%) Celle-ci est davantage vécue par les femmes de 25-34 ans (46%) et les personnes séparées (48%). Peut-être parce qu’il existe encore une injonction à la maternité qui pèse sur les femmes avant la ménopause, et la croyance qu’il faut défier la fameuse « horloge biologique » avant qu’il ne soit trop tard. D’après 63% des célibataires ayant répondu à l’étude, cette pression sociale vient majoritairement de leur entourage personnel ou professionnel. 40% d’entre eux déclarent que leur entourage juge anormal le fait qu’ils soient célibataires.

(…) Cette injonction à trouver l’amour a des effets néfastes sur la santé mentale. Beaucoup de sondés le disent : ils ont ressenti des émotions négatives à cause de leur célibat. Si 52% d’entre eux se disent fiers, il n’empêche que 67% ont également ressenti de la tristesse et 62% de la frustration. Mais ce sentiment d’insatisfaction va plus loin. Certains répondants parlent même de symptômes dépressifs (65%) et de détresse. 58% se sont dévalorisés ou ont une mauvaise estime d’eux-mêmes parce qu’ils ont l’impression d’avoir failli aux attentes de leurs proches. La réponse à cette pression ? Beaucoup s’investissent dans des relations auxquelles ils ne croient pas : 32% des célibataires se sont dit qu’il fallait tout faire pour que leur dernière relation devienne sérieuse, précise l’étude. »2

Ne pas atteindre la norme peut être vécu comme un profond échec, avec toutes les conséquences psychologiques dramatiques qui peuvent en découler. Le sociologue Émile Durkheim parlait par exemple déjà du lien entre suicide et célibat à la fin du XIXe siècle.

Pour se convaincre de l’omniprésence de ces injonctions au quotidien, il suffit souvent de tendre l’oreille et d’écouter les femmes autour de soi.

Mon amie F me confiait par exemple récemment : 

“Au travail, je ne me retrouve pas, en particulier quand je déjeune uniquement avec des femmes. Elles sont souvent mamans, en couple ou solo, et les conversations tournent régulièrement autour de leur vie domestique. Cela n’arrive pas tous les jours ni dans tous mes emplois, pourtant je me sens exclue des conversations.”

De même pour M, institutrice, qui a reçu une réponse en apparence anodine de la part de l’une de ses collègues :

“Je n’ai pas envie de me mettre en binôme avec toi car tu n’as pas d’enfant et que tu pourrais passer tout ton temps à l’école alors que je ne pourrais pas le faire…”

Ne pas avoir de progéniture sert ici de prétexte au rejet. M est perçue comme “avantagée”, car elle aurait plus de temps à consacrer à son activité professionnelle. Comme si une femme n’avait que deux centres d’intérêt majeurs possibles dans la vie : enfants et/ou travail.

Pour E, c’est au milieu médical qu’elle pense immédiatement quand nous abordons le sujet : 

“Deux anecdotes qui ne m’ont pas blessée, mais que j’ai trouvé déplacées. La première au laboratoire d’analyses : lorsque je suis allée chercher des résultats pour mon groupe sanguin, la laborantine, en me donnant mon GS, me précise, alors que je ne lui ai absolument rien demandé, que « la première grossesse ça ira, mais la seconde sera sans doute difficile ». Je suis restée un peu sur le cul à la suite de cette remarque venue de nulle part. 

La seconde anecdote qui me vient en tête, c’est ma gynécologue, alors que j’ai 36 ans, qui me rappelle que « mes chances de tomber enceinte diminuent » et qu’on va changer ma pilule… Puis elle ajoute que, vu que je suis en couple depuis de nombreuses années, si je tombais enceinte ce ne serait pas très grave… Me revoilà sur le cul, parce qu’une fois encore, je n’avais rien demandé, et encore moins mes chances de grossesse.”

Je dois moi-même souvent faire face à ces petites phrases insidieuses au quotidien :

“Tu as des enfants ?” Oui une fille. Ah, mais tu n’as qu’un seul enfant ? Tu as un mec du coup ?”

“C’est bizarre qu’une jolie femme comme toi soit célibataire…”

Hum…

Une assistante médicale du service hématologie que j’aime beaucoup au demeurant, et qui prenait de mes nouvelles après un an sans visite, m’a demandé le plus naturellement du monde si j’avais trouvé « le grand amour ». 

Et c’est sans parler des artisans ou autres démarcheurs téléphoniques qui ne peuvent s’empêcher de me suggérer régulièrement « vous pouvez demander à votre mari ? ». Il ne leur viendrait même pas à l’idée qu’une femme de mon âge puisse vivre seule.

Eh oui, parce qu’avant de répondre à l’injonction de maternité, on est évidemment sommée de répondre à celle du couple (on vous expliquera d’ailleurs que c’est mieux de faire les choses dans l’ordre, non mais !). La vie de célibataire est rarement perçue par le monde extérieur comme un choix, mais plutôt comme une fatalité. Remarquez que dans mon cas, je n’emploierais pas le terme de célibat. Je lui préfère celui de vie hors couple, qui colle plus à ma réalité, car ma vie sentimentale et sexuelle s’avère plutôt riche. 

Ce terme est d’ailleurs très bien analysé dans l’article de Marie Bergström, Françoise Courtel et Géraldine Vivier : La vie hors couple, une vie hors norme ? Expériences du célibat dans la France contemporaine, article dans lequel les autrices préfèrent utiliser le terme de « seule » car on peut dans notre société moderne être célibataire au sens juridique et être en couple.

Selon les personnes interrogées (hommes et femmes), le couple reste la norme et de fait si on n’est pas en couple, eh bien… On n’est pas dans la norme (sic).

Dans cette étude, une femme de trente-huit ans, dépacsée, maman de deux enfants, témoigne : 

“Je ne pouvais plus faire un repas de famille sans qu’on me demande où j’en étais dans ma vie. […] « Alors, tu as un copain ? Tu en es où ? Est-ce que tu vas refaire ta vie ? ». Je déteste cette expression, comme s’il fallait absolument quelqu’un pour refaire sa vie.”

Étonnamment, la plupart des remarques que je subis viennent de femmes, comme si je leur rappelais constamment ma différence, mais également comme si elles transposaient sur moi leur propre angoisse d’être seule, d’être différente.

C’est comme un sempiternel rappel à l’ordre de nos devoirs de femmes mais aussi une certaine forme de dépréciation du célibat. 

Alors j’en prend note. Oui mais…

“À partir d’un certain âge, nombreuses sont les femmes (et parfois les hommes) ne pouvant ou ne voulant pas avoir d’enfants qui témoignent de leurs difficultés à supporter une certaine pression sociale de la part de leur entourage : famille, amis ou collègues peuvent être en effet insistants à ce sujet.”

Au quotidien, je me retrouve souvent en position de devoir me justifier (même si personnellement je ne le fais plus aujourd’hui, la quarantaine passée, privilège de l’âge !) ou de ressentir de l’agressivité pour la personne qui me questionne. Je n’ai d’ailleurs sans doute pas toujours eu les réactions appropriées par le passé. 

Pourquoi nous bombarder de toutes ces remarques, nous les célibataires, alors que ces situations peuvent être un choix (et dans ce cas : qui vous autorise à remettre en cause nos choix de vie ?) ou subies (allez-y, enfoncez un peu plus le couteau dans la plaie…). Dans tous les cas, questionner relève au mieux de la maladresse, au pire de la bêtise ou de la méchanceté.

Je me suis personnellement quelquefois volontairement exclue de certains événements pour ne pas avoir à répondre à ce type de question. 

J’ai par ailleurs longtemps caché ma situation amoureuse que je pensais être jugée comme trop scandaleuse pour mon entourage.

Beaucoup de gens persistent à cautionner un schéma de pensée simpliste qui voudrait que : être en couple = être heureuse ; et donc à contrario : être seule = pas heureuse. 

Mon expérience personnelle fait tellement mentir cette vision de la vie. 

Parce que le célibat présente un énorme avantage : l’incroyable liberté qu’il procure. Plus de compromis, plus de frustration, plus de poire coupée en deux. Je suis seule maîtresse à bord.

Revers de la médaille : la solitude, que l’on pourrait définir plus volontiers par l’isolement affectif, car on peut être très entourée socialement et professionnellement, et se sentir seule malgré tout, sans partenaire « privilégié » pour échanger, rassurer ou être épaulée. Le fait de devoir prendre les décisions seule, sans l’aide d’un compagnon, peut parfois être pesant au quotidien. 

Je me reconnais tout à fait dans ces deux facettes, car l’une n’empêche pas l’autre. 

Pour sortir de cette solitude ou la casser, plusieurs options s’offrent à nous, à vous : s’inscrire à des clubs d’activité, dans un club de sport, se lancer dans le voyage en solo (peut-être oserai-je me lancer en 2023 !), ou rejoindre une merveilleuse asso telle que le Cocon Solidaire. 

Alors pour conclure, bien entendu, que l’on vive seule ou en couple, il faut « s’organiser », « tout faire » et « tout gérer » au quotidien. Mais… seule, on double, de fait, le poids de la charge mentale, puisqu’on ne peut la partager avec personne.

Certaines femmes ont choisi ce statut de célibataire, d’autres comme moi l’ont subi dans un premier temps, et puis ont finalement décidé d’en faire une force, une façon de garder sa liberté et de refuser l’inégalité des rapports hétéros. J’ai choisi d’avoir une vie amoureuse loin du schéma classique du couple marié avec enfants. Je vis des amitiés amoureuses fortes avec des hommes qui ne tiendront jamais le rôle du conjoint, et vous savez quoi ? C’est tant mieux.

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