[2/2] Mixité / Non mixité : être, ou ne pas être ?

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Article #41 – Auteure : Bao

La suite du développement de Bao sur la mixité. Seconde et dernière partie, intitulée « Où je veux quand je veux ». Et vous, qu’en pensez-vous ? Exprimez-vous dans les commentaires !

Où je veux quand je veux.

Dans le premier volet, nous avons fait une longue incursion dans une petite et surtout de grandes histoires pour comprendre comment, à des fins de domination, d’expulsion et d’appropriation, les procédés de séparation avaient entraîné des effets de division, de hiérarchisation, d’essentialisation et de distinction. C’est dans la prise en compte de ces processus, déroulés sur plusieurs siècles et en plusieurs lieux, recueillis, déchiffrés et commentés par des travaux d’histoire, de philosophie, d’ethnologie, de sociologie, d’analyses politiques et économiques, que la mixité a commencé à être considérée comme le meilleur outil de réparation. Mais aujourd’hui, reste-t-il le plus approprié ?

La mixité comme exigence d’intégration

Des populations de pays ayant connu les ségrégations économiques, sociales, raciales, la colonisation, l’ostracisation sexuelle et de genre, se sont soulevées pour accéder, sans exclusive, aux mêmes espaces, à la même éducation, aux mêmes logements, à la même nourriture, aux mêmes soins, aux mêmes sports, aux mêmes droits et aux mêmes privilèges que la minorité qui en jouissait. Racisées et/ou « sexisées », jugées primitives, laides, handicapées, hors normes, la plupart de ces communautés ont été marginalisées : parquées, déportées, affamées, jugées dépravées, mises en condition sous état d’infériorité pour mieux les dominer et affaiblir leurs défenses.

S’agissant de processus et donc de constructions de divisions, la réunification doit elle aussi passer par des mécanismes de (re)construction. La mixité ne se décrète pas. Elle doit se penser pour s’accomplir. La mixité réelle reste donc encore un objectif à atteindre.

Pour que le droit à la mixité s’exerce, il est donc nécessaire de légiférer. Y compris pour fréquenter des piscines publiques, et pour combattre l’idée d’une contamination, physique et/ou morale du « pur » par proximité de « l’impur », de l’animal, de la peau noire, du sexe faible, de la pauvreté, du queer, de la maladie, la définition des règles et leur application est fondamentale. Cependant, la question essentielle reste inchangée : qui en a le/les pouvoir/s ?

Cette valeur de mixité ou d’égalité, on l’a vu, est encore adossée aux préjugés, de religion, de couleurs de peau, de sexe, de classe sociale.

Lorsque les personnes privilégiées décident de concéder un ou plusieurs de leurs pouvoirs, ce sont elles qui examinent et édictent leurs conditions, pour entrer dans leur club, faire partie de leurs cercles, émerger dans leur milieu.

Au final, ce ne sont pas les personnes assignées qui décident de leurs plus subtiles ou de leurs plus évidentes différences, puisqu’elles n’ont aucunement le pouvoir de décider ce qu’elles sont. Elles attendent qu’on leur donne le « droit à ». Le plus souvent, pas de manière passive, cependant. En revendiquant ou non, en résistant ostensiblement ou de manière larvée.

Généralement, la réintsertion est ainsi conditionnée à l’adoption des normes des plus puissants. Il en résulte que les populations jusqu’ici privées des droits revendiqués, doivent fournir « un effort d’intégration » : en prérequis, il faut parler la langue, adopter les codes vestimentaires, témoigner des capacités intellectuelles et/ou matérielles pour y prétendre.

Longtemps, pour de fausses raisons évoquées précédemment, on a décrété, ici, un « devoir de civilisation » sur des peuplements jugés arriérés. On notera qu’en 2018, en France, selon les études menées par le Musée de l’histoire de l’immigration, seuls 35 % des ménages immigrés contre 60 % de la population non immigrée sont propriétaires de leur logement. Et quatre sur dix sont locataires d’un appartement en HLM1. Pour prouver leurs intentions positives, leur volonté à adopter les valeurs de la société qui les accueille, des catégories de personnes doivent s’empêcher d’émettre du « bruit et des odeurs ». Prouver, deux fois plus, à l’école, au travail, leur honnêteté, leur probité. Démontrer qu’elles sont propres. Bâillonnées, en quelque sorte, empêchées de vivre. Péter quand on veut, rêve ultime de liberté.

Longtemps, pour de fausses raisons évoquées précédemment, ici ou là-bas, des dominants ont jugé que les femmes n’étant pas des hommes, leur était inférieures. Et donc inaptes à occuper certaines places privilégiées. Et donc assignées à certaines tâches et rôles. Et donc cantonnées à la sphère privée et intime. Certaines d’entre elles ont pu être regroupées dans des harems. Aujourd’hui encore, en Occident, selon les règles de certaines religions, elles peuvent avoir des places et des rôles assignés. Les Carmélites, par exemple, vivent entre femmes. Mais parce qu’elles sont autorisées et même encouragées, par l’église, à vivre entre elles, en clôture, ce mode de vie n’est pas considéré comme un séparatisme. Qu’elles décident volontairement, comme les Béguines, de s’extraire du monde, afin de bâtir depuis leur exclusion, une société excluant les hommes, d’y étudier entre elles et d’acquérir et renforcer leurs propres connaissances, et elles seront taxées de rebelles et de sorcières2.

Il faut se plier aux ordres des dominants pour avoir le droit de les côtoyer et bénéficier, un peu, de leurs privilèges.

C’est ainsi, que la non-mixité a d’abord été pensée comme un outil militant de résistance.

En décidant de choisir plutôt que de subir les discriminations auxquelles elles doivent faire face, certaines communautés décident de revendiquer le pouvoir de se nommer et donc de se définir elles-mêmes. Dans un acte de retournement du stigmate3, elles tentent de se représenter comme actives et non passives de leur vie. Développé par les groupes d’afro-descendant·es aux Etats-Unis, l’outil de non-mixité a ensuite été approprié par les féministes dans leurs luttes de libération : puisque le système patriarcal s’était approprié leur corps, leurs biens, leurs connaissances, il devenait urgent de se penser en autonomie.

On peut considérer que les « identitaires » sont donc d’abord les personnes à qui la société a assigné une identité (du fait de leur couleur de peau, de leur sexe, d’une supposée appartenance sociale, économique et/ou religieuse, de supposés traits de caractères physiques ou psychologiques), et qui du fait de cette identité assignée ont perdu ou n’ont jamais eu le droit d’accès à certains privilèges.

Il est encore de bon ton, pour certaines personnes, d’affirmer que le racisme ne les concerne en rien : la preuve, « Je ne suis pas raciste, ma meilleure amie, mon épouse,… est noire ». Aux racisé·es la responsabilité de faire preuve de leurs discriminations et de lutter contre le racisme.

Il était admis depuis toutes ces années, que l’égalité femmes-hommes passait par l’obligation pour les femmes de devenir des hommes comme les autres. Aux femmes, à qui on a désormais ouvert écoles, universités, métiers, autorisé avortement et contraception, c’est-à-dire abattu tous les obstacles, de démontrer qu’elles ont les mêmes capacités que leurs homologues masculins.

La charge mentale reposant systématiquement sur les communautés concernées sans que les communautés non concernées prennent leur part de responsabilités, et donc sans que les choses changent vraiment, il est tentant pour ces communautés d’opter pour ce qui est considéré comme un « repli sur soi ».

Dans l’idéal d’une société unifiée, la mixité exigerait de renier ce que l’on est (ou désire être) pour se fondre en l’autre. Cet aspect nourrit souvent son rejet. Mais mixité ne veut pas dire hétérogénéité.

Par ailleurs, cet angle ne considère aucunement, tout ce qui, en face, matériellement et intellectuellement, ralentit, limite, empêche, résiste au partage des privilèges. Il ne suffit pas de demander et même de lutter pour les obtenir et les garder, il faut aussi regarder du côté de ceux qui les détiennent et refusent d’en concéder, et si oui, lesquels.

L’ouverture du marché du travail aux femmes – et dans la foulée leur droit de vote, ne s’est pas faite par simple bonté d’âme, elle a correspondu, aux nécessités économiques de la France d’après-guerre,et notamment à embaucher une main-d’oeuvre alors peu qualifiée, donc moins chère, moins mobile du fait des maternités et des tâches ménagères.

La mixité au travail aujourd’hui se traduit encore, pour beaucoup de femmes, par une inégalité des salaires, des horaires flexibles, des métiers et des postes les plus répétitifs et les plus avilissants.

Une mixité à la carte

C’est pourquoi, la mixité choisie ou la non-mixité, est considérée comme un outil alternatif, qui se propose à la carte et non en menu.

Elle permet en effet, au sein de communautés fermées, de reconnaître des vécus semblables, de partager des expériences similaires, que des communautés non porteuses d’un ou plusieurs « stigmates » ne peuvent pas vivre et donc difficilement appréhender. L’espace peut autoriser, enfin, des cercles de réflexion pour y construire des théories grâce auxquelles tenter de transmettre ces expériences spécifiques .

Par ailleurs, les espaces de mixité sont eux-mêmes fluctuants. Pour exemple les léproseries en Occident. Par souci de protection – de la population saine, les lépreux étaient isolés, mais non « ostracisés », selon l’historien médiéviste François-Olivier Touati4. Se conformant au désir de prendre exemple sur le Christ, au XIè siècle, en France, les léproseries deviennent même des établissements religieux mixtes où les malades partagent la vie des valides, avant, qu’une grosse épidémie de peste ainsi qu’une récession économique, un siècle plus tard, signe le retour d’une « mentalité sécuritaire ».

L’espace de non-mixité est d’abord un espace stratégique : il permet de reprendre des forces, de développer des solidarités. Il autorise l’expression libre de personnes ayant habituellement pas ou peu la parole.

Enfin, sauf quand elle est voulue et construite, généralement donc par des groupes dominants, il n’a jamais existé, à aucune période, de groupes strictement non mixtes dans les sociétés humaines. Toutes les mythologies de création, issues de n’importe quelle aire culturelle, font part d’un premier homme et d’une première femme qui ont, par la suite, eu une descendance, mâle et femelle, nombreuse.

La pratique de la non mixité est donc toujours une pratique limitée dans le temps, expérimentée depuis très longtemps par les groupes élitaires de pouvoirs, qui les refuserait ainsi à celles et ceux qui la réclament.

Il est curieux d’entendre parler de communautarisme, à propos de regroupements non mixtes ou en mixité choisie, par des personnes qui pratiquent pourtant depuis longtemps et systématiquement l’exclusion et l’invisibilisation à leur propre profit. L’histoire est remplie de peuples dominateurs s’attribuant et donnant aux uns ce qu’ils refusent aux autres5. Que l’on jalouse ou que l’on craigne, que s’y développent et s’y fomentent, aujourd’hui « LA théorie du genre »6, hier des savoirs occultes, est une autre histoire, dont sont pourtant familiers, en Occident, les prêtres orthodoxes du Mont-Athos ou la Franc-Maçonnerie, pour exemples frappants7 !

Les luttes pour conserver ou ouvrir des privilèges ne sont pas inscrites linéairement dans l’histoire, elles racontent aussi les ruptures, les recommencements, les avancées et les reculs des droits sociaux, en cela elles traduisent les interactions entre groupes de résistance.

Si du côté des luttes des racisé·es menées depuis plusieurs siècles et devant les refus d’entendre, les positions semblent se radicaliser, notamment autour de la « cancel culture » et de « l’appropriation culturelle » dont les enjeux ne sont pas dénués d’intérêts8, du côté des luttes des femmes après un demi-siècle , la réflexion s’ouvre actuellement sur l’examen de l’efficacité des stratégies jusqu’ici déployées.

Même les héroïnes sont fatiguées. Il est ainsi plus que temps de transformer le sprint de départ en course de relais. Avec l’aide de leurs mères, sœurs,compagnes, filles, des alliés se mobilisent pour pointer, examiner et corriger, enfin, l’autre focale des inégalités femmes-hommes.

Les 24 et 25 juin 2022, la ville de Lyon accueillait les Premières Rencontres Internationales sur les Masculinités, et Le Cocon Solidaire y était. Il y a notamment rencontré l’historienne chercheuse Lucille Peytavin, autrice du Coût de la virilité. Ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme les femmes (Anne Carrière Editions, 2021), qui a présenté son ouvrage avant d’ouvrir la conversation. Sidérant : on apprend que plus de 96% des crimes, délits et infractions sont perpétrés par des hommes (contre largement moins de 4 % de femmes), qui, dès leur plus jeune âge, sont élevés, éduqués, formés, confortés, à désobéir aux règles sociales. Elle calcule ainsi ce que les incivilités et autres violences, coûtent aux citoyen·nes français·es dans la création, le fonctionnement, l’amélioration et le maintien des institutions pénitentiaire et judiciaire, en terme de prévention, de légifération, de contrôle, de limitation des récidives, d’application des peines, de suivi de soins et de réinsertion. Tout cela au « profit » des hommes.

Au détour, imaginez ce que donnerait la mixité des sexes dans les prisons…

Alors qu’elles en sont les plus grandes victimes, ce sont les femmes qui s’intéressent aux questions des inégalités, des violences, qui s’y forment et forment. Comme on l’a démontré, elles portent donc majoritairement l’effort.

Elles se sont battues, ont revendiqué, de pouvoir voter, porter le pantalon,la mini-jupe ou le burkini, de contrôler leur corps et le nombre d’enfants à naître, à accéder aux études et aux responsabilités, à faire usage de violence s’il le faut. Calquées, dans leur désir d’émancipation, sur le modèle masculin. Et si on avait tout faux ? Et si, au contraire, pour atteindre l’égalité réelle, il fallait plutôt ériger le modèle féminin en exemple ?

 

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