Mixité

[1/2] Mixité / Non mixité : être, ou ne pas être ?

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Article #40 – Auteure : Bao

Bao, bénévole du Cocon, creuse la notion de mixité. Basée sur son expérience, cette première partie évoque « Les processus de séparation ». La suite est à paraître la semaine prochaine, restez connecté.es !

Les processus de séparation

Au début des années 1970, ma mère avait pris l’option de nous inscrire, ma sœur et moi, dans une école privée de la région bordelaise. Ce choix était motivé par le fait qu’elle estimait former avec mon père, elle fille de pasteur protestant, et lui fils d’instituteur catholique, un couple « mixte ». Cette vision de la mixité nous a longtemps fait rire. Avant qu’elle nous explique le contrat moral qu’elle avait pris auprès du prêtre qui les avait mariés : s’il acceptait de les unir malgré son refus de se convertir, elle s’engageait à élever leurs futurs enfants dans la religion de leur père. Elle avait aussi menacé de détourner son mari au profit de sa propre communauté religieuse. En foi de quoi, j’ai longtemps médité sur le fait que nous représentions, à l’époque, les rares, sinon les seules petites filles noires de France, à côtoyer une communauté blanche huppée, camarades d’école héritières de grands domaines viticoles, élevées à coups de révérences et de vouvoiement à l’adresse de leurs parents. Par la suite, je me souviens d’un été uniquement constitué d’angoisse à la perspective d’intégrer le collège : en septembre 1975, mon passage en 6e marquait aussi, pour cet établissement privé, la première rentrée où il ouvrait ses portes aux filles.

Rapports de force

Partir d’une expérience personnelle, permet souvent de saisir la matérialité d’un concept.

Selon l’historienne Geneviève Pezeu qui a travaillé sur la mixité scolaire, cette dernière en France est moins le résultat d’un long combat pour son avènement, qu’une mise en conformité douce des établissements, publics puis privés, aux nouvelles normes de la société française qui l’avaient précédée1.

Je dirais que mon histoire illustre surtout le temps qu’a mis ce changement, entre 1924 année de promulgation de la loi Bernard et nos années contemporaines, pour commencer à devenir réel. On comprend aussi, contrairement aux croyances communes, que les « valeurs traditionnelles » qui fondent nos civilisations, n’existent pas depuis toujours. Elles vont et viennent, sont construites, en fonction de mesures de nécessité, ou, suite à des revendications portées par des individus estimant, à une période donnée, que leurs conditions de vie méritent d’être examinées et prises en compte.

Essayons de retracer le point de départ de toute mixité sociale (religieuse, raciale, scolaire,…) qui parle avant tout d’occupation d’espaces et de jouissance de biens indifféremment partagés, pour tenter d’en cerner les enjeux.

Un long processus de séparation

Il y a longtemps, pour de fausses raisons pour lesquelles ont été mobilisées et manipulées les sciences et la médecine ainsi que les sciences humaines, mais ayant tout à voir avec la spoliation de corps et de biens, des conquérants et des dominants ont théorisé des notions d’évolution, de progrès, de civilisation, pour hiérarchiser des humains en leur attribuant des caractéristiques physiques correspondant, selon eux, à des caractéristiques psychologiques et morales.

Ce partage, cette vision binaire du monde est encore particulièrement prégnante à propos des catégorisations de « races » et celles de « sexes ». Sous le faux prétexte, donc, d’élever, d’éduquer, de protéger, on a divisé des populations selon des couleurs et des sexes, afin que les non blanches et les non masculines soient représentées comme ignorantes, faibles, handicapées, immatures. Il fallait trouver des justifications, et donc identifier et accentuer des traits qui, soit disant, séparaient ces catégories d’humains de celles des spoliateurs. Au passage, à force de privations, de lois, de décrets et de théories fumeuses, on en a fait des groupes à part, mis en esclavage et en soumission, afin qu’en face l’on paraisse plus grand, plus fort, plus valide et plus intelligent.

Un événement historique illustre particulièrement bien ce processus, connu sous l’intitulé « la controverse de Valladolid »2.

Division, hiérarchisation, essentialisation et distinction

Ce fait historique célèbre, démontre la mauvaise conscience – chrétienne – des conquérants espagnols face aux actes commis sur les populations natives, au moment de l’occupation des « Indes occidentales ». Comment justifier en tant qu’être humain la mise au pas brutale et violente d’autres êtres humains ?

Les mêmes procédés ont été réitérés au moment de la traite triangulaire – qui se distingue des pratiques d’esclavage existant depuis l’Antiquité en cela qu’il ne s’agit pas de prises humaines de guerre mais plutôt de déportations ciblées et massives –, puis à l’époque des dernières colonisations ayant concerné le continent africain. Ils consistent à mettre en question chez ces « populations-là » l’existence d’une âme humaine, à décréter leur arriération et leur sous-développement, à déconsidérer les organisations sociales et les productions culturelles existantes (notamment en invoquant des pratiques cannibales).

Et pour poursuivre les divisions, il faut imposer les visions occidentales d’évolution et de progrès pour mieux marquer les différences : le temps est linéaire plutôt que circulaire, la civilisation est celle de l’écrit plutôt que de l’oral, philosopher sur l’art de la guerre et des conquêtes plutôt que glorifier le non désir d’expansion, parader en habits richement brodés plutôt qu’afficher une nudité de mauvais aloi, prôner une religion monothéiste plutôt que le paganisme.

Si l’invention des « races » pour servir de justification à la séparation des groupes est datée, la période où s’est opérée la division des sexes est moins certaine3, notamment parce qu’elle est bien plus ancienne.

La plupart des chercheur·es l’établissent au moment de la sédentarisation ou fixation géographique de groupes humains, et la mettent en corrélation avec le début des pratiques d’accumulation des biens : le sexisme et l’adoption des formes de parenté (patrilinéarité, matrilinéarité) se font possiblement au moment où il faut organiser le partage des richesses, délimiter des propriétés privées et protéger des legs. C’est pourquoi le système dominant patriarcal est fortement relié au système dit capitaliste4, se nourrissant l’un l’autre.

L’acquisition de places sociales et donc de reconnaissances publiques qui leur sont conférées, s’inscrit bientôt dans la parentalité. C’est ainsi que le corps des femmes et leurs produits, à savoir les enfants, sont envisagés comme des richesses à s’approprier5. Espace et temps manquent, ici, pour exposer et détailler les recherches scientifiques et leurs auteures6 qui examinent précisément les procédés de séparation sociale des sexes, mais pour en lister l’essentiel7, elles se font par : échanges matrimoniaux (le mariage et la famille), division sexuelle (ou sexuée) du travail, les religions, la nourriture8, les vêtements9, les institutions juridiques10, …

Que ce soit pour les « sexes » ou pour les « races », ces séparations ont pris appui, toujours pour les justifier, sur des procédés de hiérarchisation décidés par les hommes (qui ont accès à la lecture, à l’écriture et à l’éducation, c’est-à-dire qui lisent, écrivent, édictent et gravent dans le marbre des codes et des lois bien avant les femmes, et décident donc pour elles sans leur demander leur avis) : celles des couleurs11, comme celles des valeurs masculines et féminines. Ces volontés de séparation sous-tendent une notion dont se méfient par ailleurs beaucoup les féministes, celle de complémentarité. Derrière ce terme, se cachent de subtiles nuances d’inégalité12 nourries aux différences. On sait que la douceur ne vaut pas la fermenté, ni la fragilité sur la force physique, que la raison l’emporte sur la passion ou l’hystérie, la « civilisation » sur la « sauvagerie », l’hétérosexualité sur l’homosexualité, tout en notant par ailleurs que l’homosexualité masculine est plus acceptée que l’homosexualité féminine13.

Ces processus de séparation, ancrés loin dans l’histoire reposent donc sur des hiérarchisations, répétées et déroulées durant des siècles afin de mieux les faire accepter par la majorité d’entre nous au point de les percevoir comme des lois « naturelles ». Elles ont contribué à la marginalisation, à l’invisibilisation, à la mise sous domination de catégories de populations ainsi spoliées.

Ces croyances incorporées nourrissent ce que l’on dénomme les essentialisations : la croyance qu’être Blanc ou Noir, comme être une femme ou un homme, tient uniquement à des caractères naturels, existant par « essence ». Si la science a démontré le rôle que joue le taux de mélatonine sur la couleur des peaux mais jamais sur celle du sang, compliquant par ailleurs le travail de catégorisation des « métisses », la découverte et la connaissance des chromosomes et des hormones sexuels a longtemps laissé les intersexués – autrefois désignés par le terme hermaphrodites sur le banc de touche.

Si être non noir n’influe donc en rien le fait d’aimer le manioc14, d’avoir le rythme dans la peau, de courir vite ou d’être une bête de sexe, c’est un américain qui met le feu au poudre en questionnant la « nature » des caractères masculins et féminins. Bien avant Judith Butler, honnie des anti-gender comme elles et ils se désignent, Erving Goffman, issu de l’école de Chicago et spécialiste de microsociologie, publie en 1977 L’Arrangement des sexes15.

Goffman (nous) interroge : si on naît femme ou homme et que les caractères physiques, moraux et intellectuels différenciés que l’on attribue à chacun des sexes sont naturels et définitivement fixés, d’où vient que les humains consacrent autant d’énergie à en marquer les différences ? Toutes les organisations humaines s’attachent continuellement et de manière systématique à séparer et distinguer les deux : par des marquages corporels rituels (percement d’oreilles, circoncision) quand ce n’est pas en séparant les écoles ou les toilettes, par des codes vestimentaires et des coiffures spécifiques, par les activités (couture et la broderie pour ces dames, guerre et mécanique pour ces messieurs), ou encore l’éducation différenciée (poupées et dînettes pour les unes, petites voitures et panoplies de pompier pour les autres). Les exemples changent et fluctuent en fonction des périodes et des lieux, mais le fait que chaque époque et chaque société adapte et invente ses codes de différenciation souligne à la fois la volatilité des caractères sexués et l’importance que les sociétés humaines accordent à les distinguer.

Ces examens critiques ont autorisé quelques autorités scientifiques à affirmer ainsi que c’est le « genre », c’est-à-dire la panoplie des codes et des lois inventés, décidés et appliqués par l’ensemble d’une société, qui importait dans le fait d’être une femme ou un homme et non dans celui d’être doté d’un pénis ou d’un utérus. C’est ainsi, entre autres, que le milieu du sport devient un terrain où se revendiquent actuellement des épreuves mixtes16.

La peur de la confusion ou de la contamination a bon dos, la séparation n’explique pas, pour exemple, l’organisation très distincte, par des régimes coloniaux, de deux marchés prostitutionnels (on peut fréquenter dans une promiscuité gaillarde des indigènes) et matrimoniaux17 (mais on doit épouser des blanches, au point qu’en Algérie, par « pénurie » de bonnes épouses, et selon les recherches de Christelle Taraud18, le décret Crémieux19 a permis, entre autres motivations et avant sa suspension par le régime de Vichy, de franciser des descendant·es de familles juives espagnoles, maltaises, italiennes), ni cet acharnement à délimiter des différences, des frontières, des distinctions entre « nous » et « eux ».

Sinon racisme, sexisme, validisme et autres visions binaires et discriminatoires mêlées.

Nous l’avons vu, la mixité relève à la fois du rapport aux autres et de l’accès aux ressources, elle parle donc avant tout de rapports de force et de volontés politiques marquées et porte donc de véritables valeurs d’égalité.

Mais alors, quel est le problème ?

 

Notes
  1. Entretien de G. Pezeu pour les Cahiers Pédagogiques
  2. M. Fabre. « La controverse de Valladolid ou la problématique de l’altérité »
  3. Quand au juste commence l’histoire de l’invisibilisation des femmes
  4. Silvia Federici Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive (Editions Senonevero/Entremonde, Marseille-Genève-Paris, 2014)
  5. « La valence différentielle des sexes au fondement de la société ? », entretien avec Françoise Héritier-Augé
  6. Pour la plupart issues du féminisme matérialiste : Colette Cuillaumin, Christine Delphy, Nicole-Claude Mathieu, Monique Wittig, Danièle Kergoat
  7. Pour une approche initiale et rapide de ces notions, on peut se reporter au Dictionnaire critique du féminisme (H. Hirata, F. Laborie, H. Le Doaré, D. Senotier, Dir. PUF, 2000)
  8. « Alimentation, arme du genre »
  9. Genre et vêtements des codes à déconstruire
  10. « Le genre et le droit : une coproduction », introduction au Cahiers du genre consacré à « L’engendrement du droit »
  11. R. Raminelli « Classifications sociales et hiérarchies de la couleur » ou « Les Arabes et les couleurs » par Abdelwahab Bouhdiba
  12. « La complémentarité des sexes et les rapports sociaux »
  13. Homosexualités masculines et féminines : une vision différente dans la société.
  14. Gaston Kelman, Je suis noir et je n’aime pas le manioc (Editions Max Milo. 2004)
  15. Traduit pour la première fois en France en 2002 aux Editions La Dispute
  16. Sport, la mixité gagnante.
  17. A. Lauro, Coloniaux, ménagères et prostituées au Congo belge (1885-1930) (Ed. Espace nord, 2005)
  18. C. Taraud, « Prendre femme dans les colonies » et C. Taraud « Prostitution et colonisation : Algérie, Tunisie, Maroc, 1830-1960 » Thèse de doctorat
  19. L. Blévis « En marge du décret Crémieux. Les Juifs naturalisés français en Algérie (1865-1919) » et G. Brunet et K. Kateb « Les Espagnols dans la région d’Oran au milieu du xixe siècle. Mariage, comportements matrimoniaux, liens familiaux et liens sociaux », Editions Flammarion, 2022, 256 p.
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