Inclure le monde

Temps de lecture : 7 minutes

Article #n°20 – Auteure : Bao F.

L’écriture inclusive, vous en connaissez surtout les polémiques. Mais de quoi s’agit-il, en quoi cela concerne Le Cocon Solidaire et comment ça fonctionne ? On vous dit tout, ou presque, pour ne plus avoir peur de s’y mettre et même de cheminer au-delà. Attention, le texte est truffé, ici et là, de plusieurs propositions non conventionnelles d’écriture. Saurez-vous les retrouver ?  

C’est à partir des années 2010  que le terme « inclusion » est assimilé à un processus d’insertion des individus considérés comme empêchés de participer activement à la société. La notion mobilise des principes sous-jacents comme l’empowerment ou la capacitation, qualifiant des mouvements de la société civile parmi lesquels ceux, dans les années 1970, de libération des femmes, visant à se réapproprier des droits sociaux et civiques.

Le terme d’« inclusion » a d’abord été en usage dans le monde du management entrepreneurial, avant que son emploi serve la mise en valeur des travailleurs du secteur médico-social ou celui de l’éducation, tout comme il fait désormais partie du vocabulaire des gestionnaires de l’aménagement territorial  : on parle désormais d’inclusion sociale par l’emploi, d’école inclusive, d’habitats inclusifs, etc.

L’inclusion recouvre donc souvent des réalités complexes, toutefois sans vouloir trop les simplifier, on peut retenir que dans « inclusion » il y a « inclure ». C’est sous ce sens aujourd’hui que la plupart des personnes qui s’en emparent veulent, globalement, manifester leur empathie envers celles et ceux qui rencontrent souvent le moins de considération dans la société, sinon leur faire une place égale à la leur et cheminer à leurs côtés.

Quelle est l’idée?

C’est l’ouvrage La société inclusive, parlons-en ! Il n’y a pas de vie minuscule, de l’anthropologue Charles Gardou, qui a popularisé et soutenu l’idée de politiques inclusives. Le livre est le résultat d’un parcours de recherche mené à travers le monde, qui a conduit l’auteur, actuellement enseignant à Lyon 2, à s’intéresser à la diversité humaine et notamment aux questions du handicap et à la manière dont les sociétés le perçoivent et le prennent en charge.

Ainsi selon lui, l’inclusion est à considérer comme un projet de société visant à faire en sorte que ce ne soient pas aux exclu·es à s’adapter mais à la société à les intégrer. Plutôt que de parler d’inclusion, il privilégie désormais l’usage de l’adjectif « inclusif·ve ».

La langue est politique

  • Si l’idée semble généreuse, alors pourquoi ces crispations autour de l’écriture inclusive ?

Parce que la langue est politique. Selon le philosophe Michel Foucault, elle relève de l’ordre de l’autorité, et s’inscrit dans des rapports de pouvoir. Et à l’observation, les réticences proviennent effectivement souvent des personnes qui pensent détenir une autorité ou la représentent : l’Académie française, les représentant·es de l’ordre « traditionnel » des institutions (la famille, l’éducation, la religion, …)

  • Pourquoi et comment défendre l’idée en essayant de se tenir hors de portée des polémiques ?

En dédramatisant la question et en faisant un pas de côté.  Il faut inscrire les débats actuels sur le même plan que ceux qui ont agité, continuent d’agiter et agiteront la société autour de l’usage de l’argot, de la réforme de l’orthographe, de l’envahissement du verlan ou de la créolisation de la langue française.

  • Oui, mais comme la langue est politique, est-il donc normal de reprocher aux féministes qui défendent haut et fort l’écriture inclusive d’adopter des positions « radicales » ?

Au premier examen, on pourrait effectivement dénoncer une contradiction entre leur discours sur l’égalité et ce que les opposants considèrent comme un encouragement à marquer des différences.

Mais justement, la marque du seul masculin qui voudrait se considérer comme neutre et universel, n’est pas mieux située sur ces questions-là.

Avez-vous noté par ailleurs que, ces dernières années, il existe un fort soutien aux mobilisations de défense des langues régionales qui revendiquent, elles, des appartenances linguistiques et des identités collectives ? Aujourd’hui, beaucoup les reconnaissent comme patrimoine national.

  • Par ailleurs on invoque beaucoup les études, les recherches et les conclusions de neuroscientifiques, de sociolinguistes, de “grammairien·nes” … Faut-il être un.e spécialiste pour  s’intéresser à l’écriture inclusive ?

Ces spécialistes ne sont pas toujours d’accord entre elleux, sauf sur une chose : qu’en dehors de leur fonction de communication, les langues servent aussi à se représenter le monde. À ce titre, elles contiennent ainsi une dimension symbolique qui n’est pas toujours la même selon les sociétés humaines qui décident de l’ordre, souvent binaire (féminin/masculin ; sec/humide ; pur/impure, sacré/profane, chaud/froid,…), dans lequel les inscrire.

Sans entrer dans ces considérations scientifiques, on peut ainsi s’interroger sur la prééminence actuelle de l’anglais dans les échanges économiques, le milieu des affaires ou le monde de l’entreprise. Les personnes qui l’utilisent vous diront que c’est parce que l’anglais est plus « pragmatique ». D’autres passionné·es vous affirmeront que la langue russe est toute désignée pour traduire la « sentimentalité ». D’éminents professeur·es défendront le français comme le meilleur véhicule pour exprimer théories « intellectuelles » ou déclamer de la « poésie ». Ce sont des jugements qui ont pourtant tout à voir avec des échelles de valeur, elles-mêmes fluctuantes et pouvant à tout moment être remises en question.

Beaucoup d’entre nous qui n’y connaissons pourtant rien, savons qu’il existe plusieurs centaines de mots pour désigner la neige et la glace chez les Inuits. La langue malgache, qui se trouve être la langue maternelle de votre serviteuse, n’est pas genrée, et souvent là-bas, les apprenant·es de la langue française s’étonnent qu’il puisse exister deux mots, « Monsieur » se distinguant de « Madame » pour saluer des personnes ainsi réduites à leur dimension sexuée, sans parler de leur incompréhension devant l’objet inerte, donc sans âme, « table » dont le marqueur est cependant féminin…

Ces quelques exemples pour illustrer combien les langues font l’objet d’interprétations parfois arbitraires, et sont soumises aux règles et aux normes sociales. Et comment elles donnent naissance et traduisent tout à la fois nos perceptions subjectives du monde. Depuis qu’elle existe, l’humanité, selon l’époque et le lieu où elle se trouve, tente de trouver des mots pour être en phase avec les réalités physiques et matérielles, mentales et spirituelles qu’elle rencontre ou qu’elle forge. Nul doute que le changement climatique entraînera les prochaines générations à inventer un nouveau vocabulaire pour appréhender un environnement transformé. Il émerge dès à présent des ouvrages et des études consacrés aux Emojis, et  à ce qu’ils disent de nous.

  • Règles grammaticales, normes langagières et usages populaires : qui les définit ?

Déjà dit mais à souligner : se questionner sur l’écriture inclusive, c’est donc avant tout interroger l’ordre politique des usages, des règles et des normes de langue. Qui tranche entre le « bon  rhéteur » et le « beau  parleur » ?

Dans cette démonstration, on peut également se référer aux écrits de Pierre Bourdieu sur le « bon et le mauvais » goût pour se convaincre que dans la « bataille » de l’écriture inclusive il s’agit  d’établir, aussi, des distinctions sociales. En conséquence, étudier les adhésions et les résistances aux normes de langue, c’est étudier des rapports de pouvoir.

La langue française n’a pas toujours pris les mêmes formes écrites ou parlées  selon les époques. Les études démontrent que c’est au cours du XVII siècle que l’ordre patriarcal a investi le champ linguistique. Dans ce processus, un autre objectif était par ailleurs présent : au moment de construire une Nation, il s’agissait aussi d’imposer le français face aux parlers régionaux. Comme je le disais, la langue n’est donc pas libérée de considérations politique, sociale, philosophique, culturelle, économique.

On peut donc envisager que l’ordre majoritaire qui, au fur et à mesure des siècles, a bâti les règles grammaticales que l’on connaît aujourd’hui, n’est pas lui non plus tout-à-fait exempt de considérations partisanes lorsqu’il s’oppose aux demandes féministes exigeant un nouvel ordre social. En retour, on peut totalement entendre et envisager que les féministes souhaitent la réalisation, y compris à travers la langue, d’un monde traduisant la place des femmes dans la société et portant leurs aspirations égalitaires, dans un processus de force émancipatrice, d’empowerment, de capacité, de visibilisation et d’autonomie. Mais ce qui s’érige d’une façon peut se reconstruire d’une autre, il n’y a pas toujours lieu d’en faire un drame.

De l’écriture à la communication inclusive

Pour ce qui nous intéresse, nous, Le Cocon Solidaire, il s’agit de prendre modestement notre part, dans l’édification d’une société plus égalitaire et inclusive, tout en tentant de s’abstraire des polémiques stériles. Il ne s’agit plus de prendre la parole, mais de faire. 

Parce qu’elle porte pour ambition de dépasser certains rapports de pouvoir, l’écriture inclusive n’a pas (encore) de normes figées. Elle ne se résume pas au seul point milieu encore appelé point médian. Selon que l’on cherche à visibiliser à l’écrit ou à l’oral, on écrira, par exemple, « auteure » mais parce que le e ici est muet, on fera sonner « autrice ». Ou on pourra décider de désigner une assemblée d’écrivaines et d’écrivains, dans cet ordre puisque alphabétiquement le e se place avant le n. Ou elle peut faire un large usage de noms « neutres », ou préférentiellement, puisqu’il faut admettre que la neutralité n’est pas vraiment de ce monde, qualifiés d’« épicènes » : lorsque l’on désigne, par exemple un public étudiant à la place des étudiants et étudiantes. L’écriture inclusive oblige également celleux qui se l’approprient, à l’apprivoiser de manière ludique, et dans tous les cas à marquer le pas sur nos vilains réflexes : qu’elle soit mixte, composée exclusivement d’hommes ou au contraire exclusivement de femmes, une équipe sera donc forcément heureuse.

Pour finir, enfin, l’écriture inclusive n’est qu’un point minimal de positionnement. Au-delà, on peut parler de  communication inclusive. La communication englobe plus que le langage écrit. Elle inclut aussi la « communication visuelle » connue des publicitaires qui, par le choix de leur iconographie, ont l’habitude de mesurer le « choc des photos »  ; elle peut inclure la LSF ou la langue des signes française ; des pages d’accueil ou des pastilles vidéo peuvent également s’appuyer sur des logiciels de transposition ou de traduction à l’adresse des mal et non-voyant.es.

La communication inclusive est ainsi largement attentive aux manifestations exprimées d’exclusion comme la grossophobie, l’âgisme, le validisme, l’appropriation culturelle, etc.

En tant que sympathisante, bénévole ou bénéficiaire, vous avez adhéré au projet du Cocon Solidaire qui se veut tiers-lieu des possibles : à la fois téméraire et bienveillant, innovant mais accueillant, laboratoire social ainsi que refuge solidaire. En un mot, la communication que l’association va déployer, se veut à l’image des valeurs qu’elle soutient et souhaite mettre en œuvre. Parce que l’égalité ne se décrète pas, elle se construit.


Pour aller plus loin :

  • ABBOU Julie et CANDEA Maria, « Féminisation » in Langage et société, HS1, 2021
  • GARDOU Charles. La société inclusive, parlons-en ! Il n’y a pas de vie minuscule. Ed. Erès, 2012. 176 p.
  • « La société inclusive. Entretiens avec Charles Gardou » in EMPAN Politiques inclusives, 2020-1 N117
  • PUAUD David, « De quoi il’nclusion est-elle le nom ? », 2019 in Pensées plurielles 2019-1 N4
  • Pour télécharger le guide pratique du Haut Conseil à l’Egalité – Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes pour une communication sans stéréotype de sexe : cliquez-ici 
  • Pour télécharger le Manuel de l’écriture inclusive (4e édition, 2019) mis au point par l’agence de communication Mots-Clés : cliquez-ici
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